dimanche 28 octobre 2018

EdTech : Cerbère aux enfers

Amphitryon
« Tu es donc allé vraiment dans le palais d'Hadès, ô mon fils ? »

Héraclès
« Oui, et j'ai amené à la lumière le monstre à trois têtes. »

Euripide, La folie d’Héraclès


L’annonce par Youtube d’un investissement de 20M$ dans une chaîne éducative pourrait passer pour une nouvelle illustration de l’appétit des investisseurs pour la Edtech, mais c’est surtout une opération de communication destinée à redorer l’image bien écornée des GAFA. À travers l’éducation, Youtube se positionne comme un acteur participant à une mission de service public. En cela cette opération est exemplaire des nouveaux enjeux de la EdTech.

À force d’optimisation fiscale, de mépris pour la vie privée et les données personnelles, de « disruption » déguisant mal la violation assumée de tout cadre légal, les acteurs du numérique trainent une image « d’entreprises voyous ». Dans la société de « modernité tardive » (je ne me résous pas à parler de « post-modernité » et j’empreinte toujours à Jock Young la terminologie), l’enjeu est double pour ces acteurs : recréer de la confiance et obtenir un avantage concurrentiel. On voit ainsi émerger une nouvelle organisation du mobile de Calder que nous décrivions dans notre première chronique autour de trois pôles : un pôle non lucratif, un pôle lucratif et un pôle d’expertise.


Le mélange du lucratif et du non lucratif, du secteur marchand et non marchand, n’est pas une nouveauté. Jean-Marc Borello, surnommé par Le Point « le vrai patron de Macron », et son « Groupe SOS » fut un précurseur. Il vient d’ailleurs de se positionner pour reprendre le programme de « déradicalisation » des ex-djihadistes. Son groupe est à majorité associatif, mais d’autres font le choix inverse. C’est le cas de Fimalac dont le discret patron s’est retrouvé au cœur de l’affaire Pénélope Fillon avec la Revue des Deux Mondes. Ce leader du secteur des loisirs (casinos, salles de spectacle, jeux sur mobiles, agent d’acteurs, de chanteurs ou de youtubeurs) a une fondation et une association dont la mission est d’aider à faire émerger les talents de demain dans les banlieues… talents que le groupe Fimalac pourra diffuser s’ils connaissent le succès (voir le Prezi que j’avais réalisé sur ce groupe). Dans notre mobile de Calder, une association a 3 atouts : une image de neutralité, un accès aux financements publics et une optimisation des coûts de gestion.

L’affaire des prétendus « comptes russophiles » sortie cet été en contrefeu au scandale Benalla illustre la façon dont l’association est utilisée pour donner l’apparence de l’indépendance. Disinfolab qui produisait cette pseudo-étude se présentait comme une « ONG européenne indépendante spécialisée dans la lutte contre la désinformation ». Ce qu’elle ne précisait pas c’est que ses fondateurs étaient également actionnaires d’une société commerciale, Saper Vedere, spécialisée dans l’analyse des tendances et la gestion de crises sur les réseaux sociaux. Plus facile de promouvoir une étude « indépendante » sur l’influence prétendue du Kremlin dans l’affaire Benalla que le même travail effectué par un cabinet de conseil dont plusieurs membres sont proches de La République En Marche.

Deuxième intérêt de l’association, elle permet de récupérer des subventions publiques qui seront ensuite transférées à une société commerciale du groupe. Rien de plus simple. Dans les associations aussi on fait de l’optimisation fiscale et juridique. Association de droit local mosellan, groupement d’intérêt économique, fonds de dotation, fondation « sous égide », toute la panoplie du droit des entreprises est mise à contribution. Certains créent des filiales commerciales dont l’activité déficitaire est couverte par les subventions. Un classique. D’autres préfèrent sous-traiter l’activité à des sociétés commerciales qui factureront leurs prestations. Les dirigeants de l’association, également dirigeants de la société commerciale, pourront ensuite se rémunérer sur celle-ci.

Troisième intérêt : réduire les coûts. Quand le gouvernement démantèle l’ONISEP et les CIO pour satisfaire l’appétit des régions, rien de mieux qu’une association de « parrains» bénévoles qui conseilleront leurs camarades pour Parcoursup ! Et tant pis si l’activité d’un bénévole n’offre pas les mêmes garanties que celles d’un salarié, pour l’affichage c’est tendance.

De surcroît, les bénévoles ça ne coûte pas cher et ça peut rapporter gros ! En principe, les dirigeants aussi sont bénévoles et ne peuvent être rémunérés, mais il y a des exceptions. Elles figurent dans les profondeurs du Code général des impôts, à la rubrique TVA (art. 261, 7, 1°, d). Ce texte permet de rémunérer les dirigeants bénévoles dans la limite de 3 fois le plafond de la sécurité sociale, soit tout de même 119.196€/an, 9.933€/mois. Plusieurs conditions doivent être réunies, notamment des seuils de ressources hors subventions publiques. Et c’est là qu’interviennent nos bénévoles. Alors qu’ils ne sont pas payés, l’association va « valoriser » leur activité. Pas de règle, il suffit de présenter la méthode et de la faire valider par un expert-comptable ; c’est dire. La « valeur » du travail bénévole va entrer dans les ressources de l’association majorant la part hors subvention publique. C’est parfaitement légal et prévu par une circulaire du premier ministre datant de 2010.

J'en vois certain.e.s dont les yeux s’écarquillent. J’aurais bien évoqué Parcoursup et Article 1, l’association de « parrainage» qui a obtenu 1,8 M€ de la ministre Vidal, mais elle n’a pas encore publié ses comptes. Ses deux associations « mères », « Passeport Avenir » de Benjamin Blavier et « Frateli » de Boris Walbaum, l’ont fait. En 2014, l’expert-comptable de Frateli explique : « la valorisation des contributions volontaires en nature comprend : La valorisation du temps passé par les parrains de l’association sur la base d’un taux horaire net de 70€. L’association compte environ 1300 parrains sur l’année 2014 qui consacrent une moyenne d’1 heure et 25 mn par mois à leur filleuls soit un montant valorisé à 1.547.036€ ». Et dans le paragraphe suivant le même expert-comptable peut préciser « la rémunération brute versée à Monsieur Boris Walbaum s’est élevé à 40.000€ sur l’exercice 2014 ». Même méthode chez Passeport Avenir où l’activité des tuteurs est valorisée à hauteur de 72€/mois et où « les rémunérations des trois plus hauts cadres dirigeants bénévoles et salariés de l'association s'élèvent au 31 juillet 2017 à 155 604 euros ». Bénévoles et engagés certainement, mais pas désintéressés.

Mais pour que tout cela fonctionne encore faut-il être en position d’obtenir des financements. Et c’est là qu’intervient le troisième pôle, le plus novateur : le pôle d’expertise. Rien à voir avec une démarche scientifique. Il ne s’agit pas d’être objectif, mais au contraire, de promouvoir les autres structures du mobile de Calder. Société de conseil, think-tank, groupe de recherche, ces organismes vont produire des analyses et des rapports qui pointeront la nécessité d’une « réforme », souligneront l’urgence d’un « enjeu social ». Et presque miraculeusement l’association et ses sociétés filiales développeront justement une réponse à cet enjeu social, une nouvelle méthode qui aidera à mettre en place la « réforme » nécessaire.

Là encore, loin d'être unique, l’organisation conçue par Boris Walbaum avec Frateli puis Article 1 est exemplaire. Vous la trouverez détaillée dans ce Prezi. Il y a le pôle non lucratif avec l’association, Frateli puis Article 1, et la Fondation sous égide d’une autre fondation : Hippocrène créée par feu Jean Guyot ancien patron très influent de la Banque Lazard dont M. Walbaum est le petit-fils. Il y a le pôle commercial avec Frateli Lab et enfin le pôle d’expertise avec la société de conseil de Boris Walbaum « Dual Conseil », la société de recherche « IRAE » pour "Institut de Recherche Action pour l'Éducation" (on aime les références latines dans ces milieux là) ou encore le think-tank « Courage politique » qui roulait pour Fillon. Dual Conseil se vante sur son site de conseiller tout ce que le SUP compte d’établissements majeurs, une bonne partie de ceux qui ont piloté ou postulé aux IDEX notamment. Pas surprenant, puisque Dual Conseil avait été chargée en 2012 d’évaluer l'Exzellenzinitiative allemande et qu’il affirmait à l’AEF que ce dispositif avait des effets très positifs… Pas surprenant non plus de retrouver au conseil d’administration de Frateli l'IGAENR Bernard Dizambourg, chantre de la LRU, ou Florence Rizo, fondatrice de Synlab mais aussi cogérante avec Boris Walbaum de la société IRAE. Pas surprenant encore de retrouver au conseil d’administration d’Article 1, l’ex-DGESIP Simone Bonnafous. Ah, Monsieur Walbaum a également fait partie du comité de 7 membres qui a piloté le recrutement du Directeur Général de l’Essec en 2013. À l’unanimité le comité avait retenu la candidature de Jean-Michel Blanquer. Un si petit monde.


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