lundi 18 février 2013

Recrutement des enseignants chercheurs : la LRU2 prévoit l'entrée des entreprises privées dans les comités de sélection



Il faut un certain temps, et laisser passer l'effet de surprise, pour réaliser que les articles 45 et 46 du projet LRU2 sont destinés à permettre aux entreprises privées d'intervenir dans le recrutement, l'affectation et la carrière des enseignants-chercheurs dans les universités.


On sait que les enseignants-chercheurs jouissent, jusqu'à présent, de la protection constitutionnelle de leur indépendance. A ce titre leur recrutement et leur carrière sont déterminés par leurs pairs. Certes, la LRU a bien entamé ce principe en donnant au conseil scientifique plénier et au conseil d'administration plénier une compétence dans le processus de recrutement, mais l'appréciation des mérites des candidats reste de la compétence exclusive des enseignants chercheurs et personnels assimilés à travers les comités de sélection.


L'article L.952-6 du code de l'éducation dispose : "L'examen des questions individuelles relatives au recrutement, à l'affectation et à la carrière [des enseignants-chercheurs] relève, dans chacun des organes compétents, des seuls représentants des enseignants-chercheurs et personnels assimilés d'un rang au moins égal à celui postulé par l'intéressé". Pour l'organisation des comités de sélection, l'article L.952-6-1 du même code ajoute : "Le comité est composé d'enseignants-chercheurs et de personnels assimilés, pour moitié au moins extérieurs à l'établissement, d'un rang au moins égal à celui postulé par l'intéressé".


C'est ce recrutement par les pairs que le projet LRU2 remet en cause en prévoyant que "L'examen des questions individuelles relatives au recrutement, à l'affectation et à la carrière de ces personnels relève, dans chacun des organes compétents, des seuls représentants des enseignants-chercheurs, des personnels de recherche exerçant dans les établissements et organismes de recherche et personnels assimilés" et que les comités de sélection sont composés "d'enseignants-chercheurs, de personnels de recherche exerçant dans les établissements et organismes de recherche et de personnels assimilés".



Je me suis demandé ce que recouvraient les termes "personnels de recherche". Il ne s'agit pas des chercheurs des établissements publics scientifiques et technologiques comme le CNRS, l'IRD, l'INSERM ou l'INRA ; ces chercheurs entrent déjà dans la catégorie des "personnels assimilés". Ils votent avec les professeurs et les maîtres de conférences et participent pleinement à la vie des universités, y compris dans les comités de sélection. La modification prévue par le projet de loi n'ajoute rien à leur situation.

Si l'on se penche sur la première version du projet de loi issue de la commission interministérielle, la rédaction est différente. Le texte évoque les "chercheurs des établissements et organismes publics". Un commentaire précise qu'il s'agit de donner les mêmes prérogatives aux chercheurs du CEA par exemple. Plus besoin d'être enseignant-chercheur ou chercheur CNRS pour participer à un comité de sélection, les chercheurs des EPIC (établissements publics industriels et commerciaux) peuvent participer à des comités de sélection.

Le projet de loi ne fixant aucun seuil minimum d'enseignants-chercheurs dans les comités de sélection, un professeur ou un maître de conférences peuvent être recrutés par un comité de sélection composé exclusivement de chercheurs appartenant à un EPIC.

Cette proposition initiale avait déjà de quoi surprendre, mais la version finale présentée au CNESER va beaucoup plus loin. Toute référence au caractère public des organismes de recherche disparaît, la notion de chercheur elle même disparaît au profit du qualificatif "personnels de recherche".


Qui sont les "personnels de recherche exerçant dans les établissements et organismes de recherche" qui ne sont ni dans des établissement publics scientifiques et technologiques ni dans des EPIC ? Les "chercheurs" ou plus souvent les "ingénieurs de recherche" des établissements industriels et commerciaux privés ; les entreprises.

Comme le projet ne fixe toujours pas de seuil minimum d'enseignants-chercheurs dans les comités de sélections, un comité de sélection pourra être constitué intégralement d'ingénieurs de recherche d'une entreprise privée. Et faut-il rappeler que la France est un des rares pays où les "personnels de recherche" du secteur privé ne sont pas nécessairement titulaires du doctorat? 

On reste interloqué qu'un ministre de l'enseignement supérieur puisse proposer une mesure qui dévalorise à ce point le corps des enseignants-chercheurs et, au-delà, l'enseignement supérieur. Une fois encore, la formation et la qualification à l'enseignement sont considérées comme quantité négligeable. Qu'importe l'enseignement supérieur puisque des "personnels de recherche" peuvent recruter seuls des enseignants-chercheurs ! Comment le gouvernement veut-il convaincre ensuite que ce projet serait fait dans l'intérêt des étudiants et des universités ?

Quels seront les conséquences de cette nouvelle disposition? Pour une fois les LLASHS ne seront pas les premières victimes. Alors qu'elles jouent un rôle majeur dans le secteur des services et le secteur non-marchand qui sont les rares secteurs à créer de l'emploi, elles n'intéressent ni l'industrie ni, par voie de conséquence, le gouvernement. Ce sont les universités de sciences qui seront les premières touchées. On pense à Saclay, où des comités de sélections pourront, par exemple, être constitués avec des ingénieurs de recherche de Thales.

Les grands groupes industriels français étaient déjà parvenus à faire financer par l'impôt leurs coût de R&D grâce au dispositif du CIR (crédit impôt recherche), de la "politique d'innovation" et de la création de start-up financées massivement par l'État et les collectivités locales ; voilà qu'ils pourront recruter des enseignants-chercheurs qui formeront leurs futurs collaborateurs. Alors que les scandales à répétition dans le secteur de la santé et de l'industrie pharmaceutique ou dans le secteur de l'agroalimentaire posent le problème des conflits d'intérêts entre les scientifiques et les grands lobbies industriels, voici une loi qui réduit à peu de chose l'indépendance des enseignants-chercheurs.

Si la loi est votée en l'état, il ne restera plus pour garantir cette indépendance qu'à s'en remettre au Conseil constitutionnel ce qui, pour un mécréant privatiste comme moi, constitue un mince espoir. Dans sa décision n°2010-20/21 QPC du 6 août 2010, le Conseil avait validé le principe des comités de sélection avec réserve parce que ces comités étaient composés d'enseignants-chercheurs et de personnels assimilés et que la LRU associait les professeurs et maîtres de conférences au choix de leurs pairs. Quel jugement portera-t-il sur une loi qui permet de constituer des comités de sélection sans enseignants-chercheurs et même sans aucun chercheur du public ? Nous n'en sommes pas encore là et on en vient à espérer qu'il s'agisse d'une "erreur de plume" et que la raison l'emporte sans que l'on ait à mobiliser le Conseil constitutionnel.

3 commentaires:

  1. Moi, je ne vois pas de problème à ce que les IGR sélectionnent leur maîtres de conf :).


    J.-M. K.

    RépondreSupprimer
  2. Surtout que les chercheurs du CEA n'ont pas les mêmes garanties d'indépendance que les chercheurs CNRS (à ma connaissance, au CEA on est beaucoup plus soumis à la hiérarchie).

    RépondreSupprimer
  3. Ceci dit, cela ne me choquerait pas, par exemple, un comité de sélection avec en son sein quelqu'un comme Georges Gonthier ou Cédric Fournet (Microsoft).

    RépondreSupprimer