Il faut un certain temps, et laisser passer l'effet de surprise, pour réaliser que les articles 45 et 46
du projet LRU2 sont destinés à permettre aux entreprises privées d'intervenir dans le
recrutement, l'affectation et la carrière des enseignants-chercheurs dans les
universités.
On sait que les enseignants-chercheurs jouissent,
jusqu'à présent, de la protection constitutionnelle de leur indépendance. A ce
titre leur recrutement et leur carrière sont déterminés par leurs
pairs. Certes, la LRU a bien entamé ce principe en donnant au conseil
scientifique plénier et au conseil d'administration plénier une compétence dans
le processus de recrutement, mais l'appréciation des mérites des candidats
reste de la compétence exclusive des enseignants chercheurs et personnels
assimilés à travers les comités de sélection.
L'article L.952-6 du code de l'éducation dispose :
"L'examen des questions individuelles relatives au recrutement, à
l'affectation et à la carrière [des enseignants-chercheurs] relève, dans chacun
des organes compétents, des seuls représentants des enseignants-chercheurs
et personnels assimilés d'un rang au moins égal à celui postulé par
l'intéressé". Pour l'organisation des comités de sélection, l'article
L.952-6-1 du même code ajoute : "Le comité est composé d'enseignants-chercheurs et
de personnels assimilés, pour moitié au moins extérieurs à l'établissement,
d'un rang au moins égal à celui postulé par l'intéressé".
C'est ce recrutement par les pairs que le projet
LRU2 remet en cause en prévoyant que "L'examen des questions
individuelles relatives au recrutement, à l'affectation et à la carrière de ces
personnels relève, dans chacun des organes compétents, des seuls représentants
des enseignants-chercheurs, des personnels de recherche exerçant dans les
établissements et organismes de recherche et personnels assimilés"
et que les comités de sélection sont composés "d'enseignants-chercheurs,
de personnels de recherche exerçant dans les établissements et organismes de
recherche et de personnels assimilés".
Je me suis demandé ce que recouvraient les termes
"personnels de recherche". Il ne s'agit pas des chercheurs des
établissements publics scientifiques et technologiques comme le CNRS, l'IRD,
l'INSERM ou l'INRA ; ces chercheurs entrent déjà dans la catégorie des
"personnels assimilés". Ils votent avec les professeurs et les
maîtres de conférences et participent pleinement à la vie des universités, y
compris dans les comités de sélection. La modification prévue par le projet de
loi n'ajoute rien à leur situation.
Si l'on se penche sur la première version du projet
de loi issue de la commission interministérielle, la rédaction est différente.
Le texte évoque les "chercheurs des établissements et organismes
publics". Un commentaire précise qu'il s'agit de donner les mêmes prérogatives
aux chercheurs du CEA par exemple. Plus besoin d'être enseignant-chercheur ou
chercheur CNRS pour participer à un comité de sélection, les chercheurs des
EPIC (établissements publics industriels et commerciaux) peuvent participer à
des comités de sélection.
Le projet de loi ne fixant aucun seuil minimum d'enseignants-chercheurs dans les comités de sélection, un professeur ou un maître de conférences peuvent être recrutés par un comité de sélection composé exclusivement de chercheurs appartenant à un EPIC.
Cette proposition initiale avait déjà de quoi surprendre,
mais la version finale présentée au CNESER va beaucoup plus loin. Toute
référence au caractère public des organismes de recherche disparaît, la notion
de chercheur elle même disparaît au profit du qualificatif "personnels
de recherche".
Qui sont les "personnels de recherche
exerçant dans les établissements et organismes de recherche" qui ne
sont ni dans des établissement publics scientifiques et technologiques ni dans
des EPIC ? Les "chercheurs" ou plus souvent les "ingénieurs
de recherche" des établissements industriels et commerciaux privés ; les
entreprises.
Comme le projet ne fixe toujours pas de seuil
minimum d'enseignants-chercheurs dans les comités de sélections, un comité
de sélection pourra être constitué intégralement d'ingénieurs de recherche
d'une entreprise privée. Et faut-il rappeler que la France est un des
rares pays où les "personnels de recherche" du secteur privé ne sont
pas nécessairement titulaires du doctorat?
On reste interloqué qu'un ministre de
l'enseignement supérieur puisse proposer une mesure qui dévalorise à ce point le corps des
enseignants-chercheurs et, au-delà, l'enseignement supérieur. Une fois
encore, la formation et la qualification à l'enseignement sont considérées
comme quantité négligeable. Qu'importe l'enseignement supérieur puisque
des "personnels de recherche" peuvent recruter seuls des
enseignants-chercheurs ! Comment le gouvernement veut-il convaincre
ensuite que ce projet serait fait dans l'intérêt des étudiants et des
universités ?
Quels seront les conséquences de cette nouvelle
disposition? Pour une fois les LLASHS ne seront pas les premières victimes.
Alors qu'elles jouent un rôle majeur dans le secteur des services et le secteur
non-marchand qui sont les rares secteurs à créer de l'emploi, elles
n'intéressent ni l'industrie ni, par voie de conséquence, le gouvernement. Ce
sont les universités de sciences qui seront les premières touchées. On pense à
Saclay, où des comités de sélections pourront, par exemple, être constitués
avec des ingénieurs de recherche de Thales.
Les grands groupes industriels français étaient
déjà parvenus à faire financer par l'impôt leurs coût de R&D grâce au
dispositif du CIR (crédit impôt recherche), de la "politique d'innovation"
et de la création de start-up financées massivement par l'État et les
collectivités locales ; voilà qu'ils pourront recruter des
enseignants-chercheurs qui formeront leurs futurs collaborateurs. Alors
que les scandales à répétition dans le secteur de la santé et de l'industrie
pharmaceutique ou dans le secteur de l'agroalimentaire posent le problème des
conflits d'intérêts entre les scientifiques et les grands lobbies industriels,
voici une loi qui réduit à peu de chose l'indépendance des enseignants-chercheurs.
Si la loi est votée en l'état, il
ne restera plus pour garantir cette indépendance qu'à s'en remettre au Conseil
constitutionnel ce qui, pour un mécréant privatiste comme moi, constitue un
mince espoir. Dans sa décision n°2010-20/21 QPC du 6 août 2010, le Conseil
avait validé le principe des comités de sélection avec réserve parce que ces
comités étaient composés d'enseignants-chercheurs et de personnels assimilés et
que la LRU associait les professeurs et maîtres de conférences au choix de leurs
pairs. Quel jugement portera-t-il sur une loi qui permet de constituer des comités de sélection sans enseignants-chercheurs et même sans aucun chercheur du public ?
Nous n'en sommes pas encore là et on en vient à espérer qu'il s'agisse d'une
"erreur de plume" et que la raison l'emporte sans que l'on ait à
mobiliser le Conseil constitutionnel.
Moi, je ne vois pas de problème à ce que les IGR sélectionnent leur maîtres de conf :).
RépondreSupprimerJ.-M. K.
Surtout que les chercheurs du CEA n'ont pas les mêmes garanties d'indépendance que les chercheurs CNRS (à ma connaissance, au CEA on est beaucoup plus soumis à la hiérarchie).
RépondreSupprimerCeci dit, cela ne me choquerait pas, par exemple, un comité de sélection avec en son sein quelqu'un comme Georges Gonthier ou Cédric Fournet (Microsoft).
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