lundi 12 janvier 2015

Le jour où la France se souvint des SHS


La France vient de vivre un drame abominable. Des hommes et des femmes ont été tués pour ce qu’ils étaient, des caricaturistes, des journalistes, des libertaires, des juifs, des policiers. De simples citoyens aussi ont été les victimes de cette violence qui était tout sauf aveugle.

Qu’avons nous vu ensuite ? Une mobilisation populaire sans précédent pour exprimer une solidarité, l'attachement à la Liberté d'expression, un sentiment de révolte devant tant d'horreur. Mais on a vu aussi un besoin d’explication, de compréhension de ce drame. Partout, dans la presse ou sur les réseaux sociaux, on s’est interrogé.

Alors, on a questionné les sociologues, consulté les criminologues, sérieux ou auto-proclamés d'ailleurs, écouté les juristes. On interpelle les artistes, peintres dessinateurs, écrivains pour qu'ils mettent des mots, des images sur nos émotions. On sollicite l’avis des psychologues, des historiens, on recueille le point de vue des spécialistes des religions, de la géopolitique, bref… on redécouvre l’immense nécessité de la recherche en Sciences Humaines et Sociales.

Ce soir, sur les réseaux sociaux, la ministre de l'Éducation, la secrétaire d’État à l'Enseignement Supérieur et à la Recherche et le président de la CPU appellent à une « mobilisation du sup pour les valeurs de la République » ou à une « grande mobilisation de l’école et de l’enseignement supérieur pour les valeurs de la République ».


Peut-être même sont-ils sincères tous ces élus, mais vous m’excuserez d’en douter. Najat Vallaud-Belkacem comme avant elle Geneviève Fioraso, Laurent Wauquiez ou Valérie Pécresse ont foulé aux pieds et méprisé les sciences humaines et sociales qui sont au cœur de la réflexion sur les valeurs de la République.


Le 2 janvier 2011 à Montpellier, nous étions pris par le dossier de candidature pour l’IDEX 1, ce fameux appel d’offre « d’excellence » censé financer les enjeux scientifiques et universitaires de la France de demain. J'écrivais ceci à mes collègues : « Sur le fond, j'ai ajouté à certains endroits des références à la "culture" ou à "l'intervention sociale". Sur la culture je me suis déjà exprimé, je n'y reviens pas. Sur l'intervention sociale, dès lors que les relations Nord/sud sont au coeur du projet, il s'agit d'un enjeu majeur que nous ne pouvons occulter ».

Par conviction pour certains, par courtoisie ou esprit de compromis pour d'autres, mes collègues acceptèrent de faire référence à ces enjeux sociaux et culturels des relations Nord-Sud. En avril, le projet ne fut pas retenu par le pseudo jury international composé en toute amitié par la ministre de l'époque.

Pourtant, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, même si nous ne le savions pas encore, le "Printemps Arabe" avait commencé. Le 14 janvier 2011 une grande manifestation avait lieu à Tunis, le 9 février c'était la place Tharir qui s'embrasait, le 24 avril Damas se soulevait. Les SHS avaient des choses à dire sur ces évènements, leurs enjeux sociaux, leurs conséquences éventuelles.

Mais non. Il fallait servir les lobbies, pardon, "construire l'avenir de la France et l'excellence de sa recherche", dans le nucléaire, l'agro-alimentaire, les transports, l'industrie pharmaceutique ou... les nanotechnologies. Aucun projet de Labex sur les Lettres ou les Langues en avril, des domaines scientifiques aussi considérables que le droit, l'histoire, la géographie, la sociologie, l'économie, la gestion, fondus dans une seule catégorie et des SHS réduites à jouer les faire-valoir de la science "bankable". La Science pour être financée devait être "utile" ; ici et maintenant. 

Ne vous méprenez pas. Contrairement aux ministres qui se sont succédés depuis 20 ans, il n'y a pour moi aucune hiérarchie entre les domaines scientifiques. La biologie et la chimie me fascinent, j'admire la méthode des mathématiciens, les progrès de la médecine, la capacité d'abstraction des physiciens, les masses de connaissances que mobilisent les sciences du vivant ou les agronomes. Ces disciplines ont pour moi autant de valeur que la littérature, l'histoire ou la sociologie. Je réfute seulement cet utilitarisme à courte vue des politiques publiques de la Recherche.

Mais peut-être est-ce ça, après tout, l'avenir des SHS pour la ministre de l'Éducation, sa secrétaire d'État à l'Enseignement Supérieur et à la Recherche ou le président de la CPU. Les SHS pourront être financées! Les psychologues devront nous dire s'il y a un profil-type de terroriste, les sociologues si la banlieue est le terreau de l'extrémisme, les criminologues si les théories de Lombroso doivent être reconsidérées ou si Marc Ancel avait raison et les juristes si de nouvelles lois d'exception doivent être votées.

Des SHS "utiles" elles-aussi jusqu'au jour où on leur demandera de dessiner des villes, réécrire les manuels d'histoire, ou légitimer les propos d'un Claude Géant déclarant : " il y a des libertés qui peuvent être facilement abandonnées". Terrible perspective, terrible atteinte à la mémoire de tous ces journalistes de Charlie Hebdo pour qui, justement et jusqu'à l'excès parfois, la Liberté ne devait connaître aucune limite.

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